Le sous-lieutenant Tuffrau, mobilisé dès le 2 août 1914 au 246ème RI de Fontainebleau, où il commande une section de mitrailleuses, participe à la bataille des frontières, en Lorraine, connaît la retraite, se bat dans la Somme fin août, puis participe en septembre 1914, sur l'Ourcq, à la bataille de la Marne.En 1915, il se bat près de Soissons.
C'est à Crouy, au nord-est de Soissons que se passe la scène:
" Je n'ai pu écrire ces deux jours-ci. Nérot a été tué, et cela m'a déchiré. C'était mon meilleur soldat, l'entraîneur de toute la section; je comptais plus sur lui que sur mes gradés. Intelligent, énergique, endurant: un vrai soldat.
J'étais allé reconnaître un nouvel emplacement......Vers les 11 heures, comme je redescendais...., j'entends dire qu'un mitrailleur était blessé. J' ai immédiatement pensé à Nérot, le seul qui s'exposât journellement, malgré mes défenses. J'ai espéré aussi que, comme souvent, ce n'était là qu'un faux bruit.
Mais en revenant.....j'ai vu un groupe de brancardiers qui s'agitait autour d'une civière, et s'apprêtait à descendre....Ils se sont arrêtés en m'apercevant; je cherchais à voir la tête pâle de l'homme étendu, avec l'espoir que ce ne fût pas lui;mais je l'ai reconnu, au milieu de ses couvertures. " Nérot? " Quand il m'a entendu, il a tourné vers moi son pauvre visage déjà creusé, pâle, et ses yeux déjà éteints par la souffrance:" C'est vous, mon lieutenant? J'ai été touché...Devant la tranchée, on était sorti avec Desmazières....pour nettoyer devant le créneau....ç'allait être fini. Quand ils m'ont blessé....ça m'a touché aux reins. Oh! je souffre.... mon lieutenant, vous ne pouvez pas me donner à boire? Oh! j'ai soif." Tout cela en phrases hachées, sur le ton monotone d'une plainte. J'ai demandé à un brancardier:" Le docteur l'a vu?....Oui; il a fait un billet." Je lis:Balle dans les reins, déchirures probables de l'intestin et lésion de la moëlle. Piqûre de cocaïne et morphine. Il a rouvert les yeux:" Qu'est-ce qu'il a écrit, le docteur?.... Ce que vous m'avez dit. Il vous a piqué?....ça vous a fait du bien?....Oui..Oh, j'ai soif!" Toujours cette plainte.
Les brancardiers commencent à le descendre.A la hauteur du poste de commandement, Vicente s'approche:" C' est grave?....Oh, il est perdu. Il ne passera pas la nuit." Et Dufraissex, qui me voit bouleversé, dit tout haut:" Je l'avais bien dit, que ça ferait à Tuffrau une peine affreuse." C'est vrai, j'ai le visage contracté, besoin de pleurer; ils me laissent seul, et j'accompagne de loin le petit cortège qui descend entre les pommiers. Je n'ai pu le suivre jusqu'à Crouy. Je m'arrête à mi-pente, et c'est là que j'ai pu pleurer.
Mais je sentais qu'on me regardait. Je suis revenu au poste de commandement. J'ai dû faire un état de blessé....
j'ai demandé télégraphiquement la médaille militaire pour lui...
L'après-midi, après un tour vers les nouveaux emplacements, je descends à Crouy: il ( Nérot) est à l'infirmerie.... étendu sur une chaise longue, avec un infirmier en permanence.....Pauvre garçon! le visage s'est creusé, la figure est devenue horriblement maigre; il reconnaît pourtant ma voix:" C'est vous, mon lieutenant?" Les yeux sont ternis déjà. Et toujours la même prière:" Mon lieutenant, vous ne pouvez pas me donner à boire, vous?" On le lui promet pour le calmer. Toujours des gémissements assourdis, coupés de " Oh! j'ai soif!" Je lui demande s'il désire que j'écrive:" Oui; ..... écrivez à mon père.....que je suis légèrement blessé.....Et à mes soeurs aussi..... Elles devaient m'envoyer deux paquets.....un pour Noël.....un autre pour le 1er.....Vous leur direz que j'ai reçu le premier.....mais qu'elle garde le second.....Et vous attacherez mes deux sacs sur le train de combat....pour que je les trouve.....quand je reviendrai." Tout cela sur un ton monotone, avec des épuisements de souffle qui font des silences. Au bout d'un moment:" Alors , mon lieutenant,vous changez d'emplacement?"...."Oui, mais il va me manquer mon meilleur travailleur"......"Il vous reste Vilain."
Je lui ai dit:" Nérot, vous avez la médaille miltaire." Il m'a répondu, sans ouvrir les yeux:" Merci, mon lieutenant." Là dessus je l'ai embrassé...
A 9 heures, aux tranchées, j'ai reçu un coup de téléphone: il venait d'expirer. Et cela m'a été une délivrance. Mais comme il est dur de les perdre maintenant! En septembre on se connaissait à peine, chacun était encore engagé dans la famille qu'il venait de quitter... Mais à présent, tout est fondu, et cinq mois de souffrances et de dangers vécus en commun lient fortement.
Le lendemain, je suis descendu pour la mise en bière. En passant près du cimetière, j'ai vu dans la maisonnette des morts un cadavre étendu sur un brancard et couvert d'une couverture. Je n'ai su que dans Crouy que c'était lui, apporté là pour hâter la chose. J'ai commandé une croix, acheté une couronne qui avait échappé aux bombardements du magasin funéraire, et je suis revenu au cimetière. Les fossoyeurs, impatients, avaient porté le corps près du cercueil. Je découvre un peu le visage: il est absolument calme,les yeux clos, à peine une raie blanche et vitreuse entre les deux paupières de l'oeil gauche. Je l'embrasse sur le front, de la part des siens. Tout le jour, j'ai gardé aux lèvres, comme une brûlure, la sensation de ce front glacé. Puis ils ramènent la couverture,, le soulèvent, le déposent dans la bière. Sur le brancard, à l'endroit où reposaient les reins, il y a une grande souillure brune; et une goutte de sang frais reste figée au bord du cercueil."
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" Pak! Pak! Pak! Trois balles claquent autour de nous. Je me baisse vivement, et je le vois le capitaine de Saint-Germain disparaître comme si on l'avait tiré par les pieds. Puis il ne reparaît plus. Je lui crie:" Touché? " mais les hommes qui m'entourent m'affirment que non, qu'il s'est seulement baissé. De sorte que je pense à autre chose.
Un quart d'heure après, je me trouvais dans le boyau de Givenchy, d'où se détachait la sape où je l'avais vu. Un homme arrive, effaré. " Notre capitaine est tué."....."Où?"....." Là-bas, au bout de la sape. Mais on ne peut pas y aller." J'y cours, je me déséquipe, je rampe à plat ventre jusqu' à lui, suivi de Schlosse, son adjudant.
Au bout de la sape, à peine creusée, il est étendu sur le dos, les jambes pliées, un bras sur la poitrine, l'autre étendu. La tête, qui repose dans une flaque de sang, est déjà blanche et froide. Les yeux sont clos. la bouche entrouverte, avec un peu de salive... Il a été foudroyé: une balle dans le cervelet. Je prends le pouls, la respiraion. Rien.
A plat ventre, je lui retire tout ce que je peux retirer. Je dois même savonner le doigt pour avoir l'alliance et la bague. Je retire tout, chapelet, scapulaire, etc.....pour sa jeune veuve. Et je couvre le visage avec son mouchoir. On ne pourra aller chercher le corps qu'à la nuit. Je me retire en rampant avec Schloss. Pendant un instant j'assure le commandement de la 20ème, que je passe ensuite à Pesnel.
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Pauvre jeune femme, qui vient de recevoir, qui va recevoir encore des lettres de son mari qui n'est plus, jusqu'au jour où brusquement elle apprendra l'horrible nouvelle! Je trouve quelque chose de poignant à cette illusion du bonheur qui ne repose plus ici-bas sur rien, et qui continue, pour quelques jours encore, à la rendre heureuse. "
1914-1918 - Quatre années sur le front - Carnets d'un combattant - de Paul Tuffrau - Chez Imago.
Contribution Jean Riotte.
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